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Rhums Réunionnais Plaidoyer pour un rhum péi en quête de reconnaissance

Dans la liste des sujets clivants à La Réunion, le rhum tient une bonne place. D’un côté ceux qui dénoncent les publicités et la communication autour du spiritueux local, en s’appuyant sur les faits divers liés à la consommation d’alcool, et de l’autre ceux qui défendent un savoir faire et des produits de plus en plus qualitatifs médaillés dans les concours internationaux.

Le syndicat des Producteurs de Rhum de La Réunion (SPRR) et la Fédération Interprofessionnelle des Alcools de Canne de La Réunion (FIACRE) se sont rassemblé autour d’un outil commun, le site lareuniondesrhums.re, avec un nouveau logo, l’objectif étant de partager le dynamisme de la filière rhum locale. L’union paraît en effet une nécessité face aux défis présents et à venir. Celle-ci vient d’ailleurs faire écho à la conclusion de Matthieu Lange, journaliste de la revue spécialisée Rumporter, dans son dossier spécial très complet sur La Réunion publié en juin 2020. « Que cela soit Isautier, Rivière du Mât ou Savanna, qui produisent déjà un rhum de qualité qui s’exporte, en association avec tous les professionnels de la filière, tous doivent travailler sur la marque « Réunion » et présenter un visage uni à l’extérieur, notamment dans les négociations relatives au rhum. » écrivait notre confrère. Les principaux défis sont de deux ordres. Le premier dépend étroitement de la santé de la filière canne, bien malmenée entre les revendications des planteurs, la politique de Tereos et des interrogations quant au maintien à long terme de l’aide européenne (114 millions d'euros pour les territoires d'Outre-mer cette année). En effet l’essentiel du rhum réunionnais est produit avec la mélasse, elle-même issue de la transformation du jus de canne. Moins de mélasse signifie moins de rhum, et pas question d’en acheter à l’extérieur. L’autre défi est sociétal. Reconquérir le cœur des Réunionnais qui ont une mauvaise image du rhum, désigné comme bouc émissaire de tous les maux dus à l’alcoolisme. Héraut de cette fronde anti-rhum, le docteur Mété, chef du Service d’addictologie du CHU Nord.

Causes et conséquences

Fondamentalement, le médecin a raison. L’alcool est évidemment dangereux pour la santé dans la dimension addictologique. Car c’est bien d’abus dont on parle. Pas seulement de cet abus quotidien qui détruit à petit feu les alcooliques patentés, mais aussi de cet abus d’un soir, quand on a un peu trop poussé sur la bouteille et qu’on commence à perdre le fil de son raisonnement, la cohérence de ses mouvements. L’alcool mal consommé retire toute dignité aux gens. Il déforme leur personnalité, faisant inspirer aux autres le mépris, le dégoût ou la pitié. Et les conséquences peuvent être dramatiques, car la levée des inhibitions pousse à toutes les folies, selon le caractère et l'éducation de chacun.

Education, tout est là. Les détracteurs du rhum ne se focalisent-ils pas sur le « quoi », les conséquences, en oubliant (opportunément ?) le « pourquoi », les causes ? Une société où les gens ont oublié ce que veut dire « responsabilité », c’est toujours la faute des autres, jamais la sienne. Car c’est bien le « pourquoi » qu’il faut comprendre si l’on veut combattre efficacement l’alcoolisme, ou toute forme d’addiction. Pourquoi quelqu’un veut-il se mettre la tête à l’envers ? N’y-a-t-il pas comme un désir plus ou moins conscient d’évasion ? De quitter l’espace d’un instant les réalités difficiles de l’existence, quitte à les rendre encore plus difficiles ? Conséquemment, n’est-ce pas la société elle même, par ses injustices, ses absurdités, son autisme patent sur certains sujets, qui crée les conditions pour développer les addictions chez les plus fragiles ? Le rempart ultime contre les déviances n'est-il pas l'éducation ?

Au travail ou au chômage

L’antériorité historique du rhum à La Réunion ne doit pas occulter le fait qu’aujourd’hui d’autres alcools sont beaucoup plus consommés, en commençant par la bière, pour servir d’antidépresseurs. Si cette image du soulard devant la boutique est encore ancrée dans les esprits, et, ne le cachons pas, fait toujours partie de la réalité dans certains endroits, elle ne doit pourtant pas s’imposer comme une généralité. C’est caricatural. Interrogez en effet les anciens, et ils vous raconteront les réalités d’autrefois, celle des travailleurs du BTP, des dockers, des coupeurs de cannes, qui suaient sang et eau sous le soleil. Ceux qui consommaient un petit verre le matin, pour se donner du courage, à la buvette du quartier, avaient tôt fait de « faner » leur alcool pendant ces travaux de force qui font passer les bodybuilder de salle de sport pour des chambres à air. Le rhum, alors, n’avait pas cette image négative que lui prêtent certains, ceux là même qui profitent aujourd’hui de la vague du wokisme. Le rhum faisait partie de la vie du travailleur. C’était son instant de plaisir, juste un instant, c’était son carburant pas cher (réel ou placebo, mais le résultat est le même) pour aller mettre sa force physique au service de La Réunion. C'était loin d'être un alcoolique. L’intention des rhumiers de garder une gamme accessible est peut-être économiquement justifiable, mais cette voie donne du grain à moudre aux détracteurs du rhum, renvoyant à cette image caricaturale du poivrot de comptoir, titubant dans le chemin et cassant notoirement les pieds du citoyen sobre. Le rhum blanc réunionnais doit se défaire de cette image d’alcool bon marché accessible pour les plus modestes, car aujourd’hui, les plus modestes ne sont plus ces travailleurs de force d’autrefois, ils sont au chômage, sans objectif, sans projet, au bout de leur vie. Ceux là sont exposés à l’alcoolisme. On voit bien que ce n’est pas tant le rhum qui pose problème que la structure même d’une société qui a basculé vers davantage de consommation au détriment de la création de richesses.

Nécessité de qualité

A l’instar des rhums agricoles antillais, issus notamment de cultures parcellaires, notre rhum blanc doit donc s’élever qualitativement pour devenir une boisson impliquant la nécessité d’une consommation raisonnée pour en apprécier toutes ses subtilités gustatives. Et le travail fait par les marques réunionnaises, en commençant par Charrette, va dans ce sens. Exit donc le rhum « médicament » contre la dépression, place au rhum devenu une composante (et une composante seulement) de la convivialité, des rencontres, de la fête, des moments privilégiés en famille ou entre amis, même si, de toute façon, on n’empêchera pas les malades de l’alcool de continuer à boire avec excès. Que le docteur Mété continue à s’en occuper. Tout le monde espère, et les rhumiers les premiers, que ses patients soient de moins en moins nombreux. « Nous mesurons pleinement les enjeux de santé publique. Nous avons été, sommes et seront toujours des acteurs de la prévention aux côtés des professionnels de la santé et des autorités compétentes. » déclare Alain Chatel, président du SPRR. Cela pourrait-il prendre la forme de soutien d'actions de prévention contre l'alcoolisme dans les lycée et collèges, par exemple ? Bonne idée, non ?

Le spiritourisme, un secteur en devenir

Quand on parle de spiritourisme, la Martinique s’impose en exemple. Pourtant, là-bas aussi, le rhum a connu des turpitudes. A l’instar de La Réunion, c’était l’alcool du pauvre, d’assez mauvaise qualité. L’image du rhum associé à la douceur de vivre des caraïbes en général et aux Antilles en particulier s’est construite peu à peu, à mesure que la recherche de qualité portait ses fruits, et le combat des producteurs martiniquais pour obtenir l’AOC (Appellation d’Origine Contrôlée) a sans doute apporté sa pierre. « Le Spiritourisme, né à Saint-James, au musée du rhum plus exactement dans les années 90, n’a pas simplement permis au rhum de redorer son image, mais a été une véritable révolution culturelle et économique, qui a mis l’homme martiniquais, avec son histoire, sa culture, son patrimoine, et son produit régional (le rhum agricole) au coeur de la politique touristique martiniquaise. » dit Michel Fayad, responsable du musée du rhum et de l’habitation La Salle (Saint-James), à Fabien Humbert, rédacteur en chef adjoint de Rumporter dans le dernier numéro de la revue spécialisée. Un article édifiant où l’on apprend que les Martiniquais ont réussi à transcender toute l’histoire douloureuse de leurs rhums, liée à l’esclavage, pour en faire un produit d’exception recherché des Européens. Résultat : 800 000 touristes visitent les distilleries martiniquaises chaque année. On est aux antipodes de la pensée victimiste de certains réunionnais accusant le rhum d’être toujours « l’instrument » du « gros colon » et de l’Etat pour contrôler le peuple. Le spiritourisme réunionnais est un encore un gamin à qui on vient d’enlever les roulettes de son vélo, quand son grand frère de Martinique fait des courses de VTT. Mais on progresse. « Nos trois distilleries se veulent d’être exemplaires en termes de développement durable, d’économie circulaire et de sobriété énergétique » déclare Teddy Boyer, le directeur de la distillerie Rivière du Mât. Des arguments tout à fait dans l’air du temps, propres à sensibiliser le public. Les chiffres sont encourageants : plus de 20 000 visiteurs par an chez Savanna, plus de 60 000 à la Saga du Rhum cette année. « Le spiritourisme ne doit pas être réservé aux Antilles. Il y a une réelle appétence autour de nos produits, de notre histoire et de notre patrimoine commun qu’est le rhum » estime Cyril Isautier, directeur de la Maison éponyme. La distillerie Rivière du Mât, dont le parcours de visite a été conçu aux petits oignons, et sa toute nouvelle boutique, ne devrait pas déroger à la règle. Mais La Réunion n’est pas la Martinique. Notre île est avant tout productrice de sucre, et à cet égard, le spiritourisme devrait intégrer un produit touristique plus large autour de la canne, incluant la visite du musée Stella ou de la toute nouvelle micro-sucrerie de Bel Air, où Payet & Rivière produit son galabé. En sus de l’initiative des professionnels de la filière, une implication des collectivités et de l’Etat serait la bienvenue.

Les Antilles, un exemple à suivre ?

L’histoire du rhum aux Antilles est très différente de celle du rhum Réunionnais. Pour des raisons historiques d’abord, mais aussi de choix économiques. Pour autant l’expérience antillaise pourrait-elle nous profiter ? Questions à Mickaël Borde, Grand Ambassadeur de la Maison Isautier.

Comment expliquez vous ce décalage de perception du rhum entre les Antilles et La Réunion ?L’exportation du rhum a été plus tardive à La Réunion. D’autre part l’exploitation du rhum a été faite au départ avec une coopérative, d’où est issu une marque emblématique. Aujourd’hui le rhum s’est engagé dans la voie de la qualité. Il faut faire comprendre aux Réunionnais que si nous avons eu du retard et qu’au démarrage on n’a pas forcément su leur donner du bon rhum, aujourd’hui le but est de bien faire et de rayonner à travers notre spiritourisme. Mon travail d’ambassadeur consiste à aller vers les Réunionnais pour leur faire redécouvrir leur culture du rhum, leur démontrer qu’ils boivent déjà du rhum de qualité, une qualité qui est aujourd’hui reconnue en dehors des frontières de l’île. Notre spiritourisme est bien moins avancé que celui de la Martinique, mais il est appelé à se développer et contribuer au développement du tourisme dans l’océan Indien.

La Réunion doit elle s’orienter vers le développement des rhums parcellaires comme aux Antilles ? Il n’existe pas qu’une solution. Le rhum international n’est pas le rhum des Antilles (agricole NDLR), ce dernier représente seulement 1,5% de la consommation mondiale. Aujourd’hui de très grosses entreprises, les leaders du marché, codifient le rhum comme étant le produit de la mélasse. Nous pouvons nous servir de l’expérience martiniquaise, mais tout en sachant que les rhums parcellaires ne touchent qu’une niche de consommateurs extrêmement sensibles aux questions du terroir, et un peu élitistes. Les rhums parcellaires sont importants en terme de marketing. En revanche, en terme d’économie de marché et de place à prendre dans le monde on ne peut pas raisonner seulement de cette manière. Si aujourd’hui, les rhums Isautier, comme d’autres rhums réunionnais, existent à l’international, cela signifie que nos produits correspondent aux attentes des consommateurs. L’enjeu est d’abord de regagner le cœur des Réunionnais, car autant le whisky est visible, autant le rhum pei est presque caché. Pourtant il est reconnu dans le monde des CHR. Les Réunionnais n’ont pas à en avoir honte. C’est notre culture, notre richesse, notre patrimoine.

Note : la fabrication de rhums parcellaires est encore embryonnaire à La Réunion, mais elle existe bel et bien. En effet, quelques petits artisans y ont recours, comme la Part des Anges ou les rhums Kossassa.

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"Les rhums réunionnais jouent dans la cour des grands"

Lancée en mars dernier, l'association Rhum Club 974 vise à développer la connaissance et la découverte du monde du rhum et favoriser les rencontres et les échanges entre les amateurs et les professionnels. Laurent Bussert, son président, nous donne sa vision du rhum à La Réunion.

Depuis quand êtes-vous amateur de rhum, comment est-ce arrivé ?Laurent Bussert : Je suis tombé amoureux du rhum en 2007 lors d’un voyage en Guadeloupe par les très belles rencontres avec les équipes de la distillerie Longueteau et de la rhumerie Karukera. Depuis, je ne cesse de travailler ma culture rhumière en me renseignant beaucoup sur les pratiques, en lisant des articles et bien sûr, en dégustant ce qu’il se fait à travers le monde entier.

Selon vous où se situent les rhums réunionnais agricoles par rapport aux rhums antillais ? Et où se situent les rhums réunionnais de mélasse par rapport aux autres rhums internationaux ? Pour répondre objectivement, il faut séparer la fabrication d’un rhum en deux étapes : la distillation et le vieillissement (pour les rhums vieux). Côté distillation du rhum agricole, nos trois distillateurs artisanaux de l’île font un travail vraiment remarquable et de haut niveau sur des rhums blanc prévus pour la dégustation. Sur les trois distilleries « industrielles » de l’île, la destination des rhums blancs n’est pas la même et à ce titre, les rhums traditionnel de mélasse sont davantage maitrisés que l’agricole. C’est surement là que se trouve la marge de progression à travailler et qui nous vaut souvent une mauvaise comparaison avec les Antilles. En terme de vieillissement (que le rhum mis en fut soit agricole ou traditionnel de mélasse), la Réunion n’a vraiment rien à envier aux autres distilleries/rhumeries du monde tant les installations et le savoir faire péi sont d’un très haut niveau. Le rhum réunionnais qu’il soit traditionnel ou agricole a son profil aromatique et sensoriel qui lui est propre et qu’il est assez facile de reconnaitre. Clairement, les rhums réunionnais jouent dans la cour des grands. L’engouement des rhums réunionnais sur les différents salons de spiritueux à travers le monde le confirme.

Le rhum réunionnais est-il appelé à atteindre un haut palier d’excellence internationale ? En toute honnêteté, je pense qu’il en n’est pas loin voire qu’il y est déjà. Beaucoup d’amateur de rhum dans le monde considère déjà Savanna comme l’une des meilleures distilleries du monde. Isautier et Rivière du Mat sont en pleine ascension qualitative et y seront bientôt aussi j’en suis sûr.

Quels rapports les Réunionnais entretiennent-ils avec leurs rhums ? Difficile d’avoir une vision complète sur le sujet. Il y a un très fort attachement culturel aux rhums arrangés qui met tout le monde d’accord ! La consommation de rhum vieux et blanc (donc plutôt premium, pour la dégustation) est beaucoup plus récente et gagne à être connue. Il existe encore un manque d’information et de connaissance et parfois aussi un peu, il faut le dire, de mauvaises idées reçues. Un certain matraquage marketing d’autres spiritueux sur l’île fait de l’ombre à cette consommation de rhum péi. Les prix des rhums à la hausse depuis plusieurs années sont également un frein.

Quel est votre avis au sujet de la dernière polémique concernant les publicités Charrette ?En toute transparence, je n’ai pas du tout suivi cette polémique. Pour moi, les polémiques appartiennent à ceux qui les créent. Je ne rentre pas du tout là dedans.

S’il fallait garder une seule bouteille entre Isautier, Rivière du Mât et Savanna, laquelle serait-elle ? (Rire) Vous ne m’en voudrez pas de ne pas répondre nominativement à cette question. Ces trois distilleries ont un profil aromatique vraiment très différent et en plus, une belle variété dans les rhums qu’ils proposent. Elles proposent toutes des bouteilles que j’aime vraiment beaucoup. Encore plus dans les toutes dernières sorties.

Propos recueillis par Alexandre Bègue