Face à la crise environnementale, il est aujourd'hui nécessaire de penser autrement notre manière d'appréhender et de répondre aux grands défis écologiques pour sauver notre planète. Comment les sciences humaines et sociales peuvent nous aider à prendre conscience de l'urgence écologique ? Comment peuvent-elles nous permettre de répondre à une éco-anxiété grandissante ? Comment peuvent-elles accompagner les jeunes générations à agir ? Décryptage.
SOMMAIRE
- Ghozlane FLEURY-BAHI // Eco-anxiété : un phénomène émergent de la psychologie environnementale
- Aurélien EVRARD // Comprendre les choix citoyens à l’heure des défis écologiques
- Sylvie NAIL // Sciences humaines et sociales : un autre point de vue sur les enjeux environnementaux
- FOCUS // Nantes Université engagée sur les questions environnementales
Eco-anxiété : un phénomène émergent de la psychologie environnementale
Entretien avec Ghozlane FLEURY-BAHI, professeure de psychologie sociale et environnementale à Nantes Université, chercheuse au Laboratoire de Psychologie des Pays de la Loire (LPPL). Ses activités de recherches portent sur les processus psychosociaux impliqués dans la relation à l'environnement.
Les rapports scientifiques sur le changement climatique sont largement relayés auprès du grand public. Comment sont reçues et perçues ces informations préoccupantes ?
La psychologie environnementale, qui étudie la compréhension des interactions entre l'individu et son environnement, commence à s’intéresser à un fait que rapportent les thérapeutes (psychologues, psychiatres) : après chaque publication des rapports du GIEC ou phénomène climatique extrême, on observe un pic de consultations, au cours desquelles les patients, en particulier parmi les plus jeunes, font état de divers symptômes anxieux.
Une publication internationale récente rapporte les résultats d’une enquête réalisée auprès de 10 000 jeunes gens âgés de 16 à 25 ans, habitants dans dix pays différents (du Brésil à l’Inde, en passant par le Nigeria, la France et les États-Unis, etc.), révèle que 60% d’entre eux sont très inquiets face au changement climatique et que près de la moitié souffrent de symptômes affectant leur vie quotidienne (sommeil, études, loisirs, etc.).
"60% des jeunes de 16 à 25 ans sont très inquiets face au changement climatique"
Le phénomène, communément désigné par "éco-anxiété", n’est cependant pas nouveau... il a été mis en évidence il y a plus de dix ans par les travaux de Suzanne Clayton, chercheuse étatsunienne qui étudie les émotions et comportements des individus, en réponse à la dégradation de l’environnement et au changement climatique. À la suite de ces travaux pionniers, de nombreuses recherches ont été menées afin d’approfondir les connaissances sur ce sujet.
Que montrent ces études scientifiques ?
Elles révèlent par exemple que cette souffrance est étroitement liée à la façon dont les sociétés abordent ou non les problèmes écologiques et climatiques : cette éco-anxiété est d’autant plus forte lorsque les citoyens ont l’impression que les institutions et les gouvernements ne tentent pas d’apporter des réponses concrètes à ces défis. Les recherches en psychologie montrent de plus que les individus vivent cette éco-anxiété de façon disparate.
Pour certains, elle peut en effet devenir pathologique, et demande à être prise en charge. Pour d’autres, au contraire, elle accompagne une prise de conscience des enjeux et pousse à l’action, à l’engagement ou à la modification de comportements.
L’éco-anxiété devient alors un levier d’actions et de transformations, qui peut s’incarner par exemple dans le développement d’éco-lieux ou l’adoption de modes de vie alternatifs.
Sommes-nous tous égaux devant cette possibilité d’adaptation ?
Là encore, les travaux sur le sujet apportent des réponses précises, mettant en évidence les différents facteurs qui permettent aux individus de s’adapter. Le contexte social joue en particulier un rôle primordial, qui peut être inhibiteur ou promoteur des transformations, selon par exemple que les comportements "vertueux" soient enseignés et valorisés, ou non. Les recherches sur l’éco-anxiété permettent d’identifier les motifs de vulnérabilité intrinsèques des individus, et ceux qui favorisent leur adaptation.
Sur ce sujet, comme d’autres en psychologie environnementale, nous ne sommes pas égaux et le contexte dans lequel évolue un individu détermine largement sa capacité à agir efficacement. Les politiques liées aux problématiques environnementales et climatiques doivent donc intégrer ce fait afin de trouver des réponses adéquates pour les citoyens et la collectivité - et ne pas faire peser sur les individus seuls la responsabilité de l’action.
Pour aller plus loin
- Ouvrage - Introduction: environmental psychology and quality of life (pp. 1-8), In: FLEURY-BAHI G., POL, E., & NAVARRO O. (Eds). Handbook of Environmental Psychology and Quality of Life Research, Springer International Publishing, 2017.
- Article - Climate anxiety in children and young people and their beliefs about government responses to climate change: a global survey, Caroline HICKMAN et al., The Lancet Planetary Health, 5, 863-873, 2021.
- Article - Development and validation of a measure of climate change anxiety, Suzanne CLAYTON, Brian T. KARAZSIA, Journal of Environmental Psychology, 69, 2020.
- Article - The psychological impacts of global climate change ; Thomas J. DOHERTY, Suzanne CLAYTON, American Psychologist, 66(4), 265–276, 2011.
Comprendre les choix citoyens à l’heure des défis écologiques
Entretien avec Aurélien EVRARD, maitre de conférences en science politique à Nantes Université, membre du laboratoire Droit et Changement Social (DCS). Il est notamment spécialisé en politiques environnementales et sociologie de l’environnement.
Quelle place occupent les questions climatiques et environnementales dans le débat public ?
L’inscription de ces sujets dans l’espace public est assez paradoxale. Si l’on adopte une temporalité longue, les études scientifiques sur le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, et plus généralement les questions environnementales, sont plus présentes dans les médias ou les programmes des partis politiques. Mais cette visibilité ne permet toujours pas leur véritable prise en charge.
Dans les médias, par exemple, le traitement qui leur est réservé est très souvent dépolitisé - notamment centré sur les gestes individuels et quotidiens - ou sensationnel, en évoquant les effets catastrophiques du changement climatique (sécheresses, inondations, incendies, etc.). Les choix de sociétés et les transformations des systèmes politiques et économiques permettant de maitriser ces défis et de s’y adapter sont rarement abordés.
"Les citoyens prennent nettement conscience de ces questions. En 20 ans, l’environnement et le changement climatique se sont placés au premier plan des préoccupations des français"
Des enquêtes récentes du CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po) montrent pourtant que les citoyens prennent nettement conscience de ces questions. En près de vingt ans, l’environnement et le changement climatique se sont placés au premier plan des préoccupations des français. Cependant, près des trois-quarts des votants au scrutin présidentiel n’ont pas donné leur voix aux candidats qui portaient des programmes de transformation profonde face aux défis écologiques.
Comment les citoyens s’emparent-ils de ce sujet ?
Face à une prise en charge défaillante par les gouvernements représentatifs, les citoyens s’en emparent soit à titre individuel, en changeant leurs comportements ou certains aspects de leur mode de vie, soit en s’engageant dans des modes d’action collective.
C’est en particulier le cas de certains mouvements activistes (Marches pour le Climat, Extinction Rebellion, etc.). En puisant dans différents registres d’interpellation - et parfois de désobéissance - cette minorité active espère, par sa capacité à mobiliser, jouer un rôle auprès des opinions publiques ou des dirigeants politiques.
Certaines idées défendues par ces activistes sont partagées par de nombreux citoyens, qui sont prêts à prendre leur part dans les changements à venir. Les études en sciences sociales montrent cependant que des politiques écologiques efficaces ne pourront être acceptées sans prendre en compte l’équité et la justice sociale dans leurs applications : il s’agit d’une question centrale dont le débat démocratique doit s’emparer en profondeur.
[VIDÉO] A. Pena-Vega - M.Prieur - Justice environnementale et tribunal de conscience (Conférence de l'Université permanente de Nantes Université - Septembre 2014)
Les questions environnementales sont globales. Est-ce que les politiques des États sont pour autant inefficaces ?
Cela serait trop réducteur de raisonner ainsi ! Les études sur les politiques publiques de l’énergie – centrale dans les questions climatiques et écologiques – montrent par exemple que des décisions nationales (décentralisation de la production, soutien aux énergies renouvelables, etc.) ont de réels effets, comme de favoriser l’émergence de nouveaux modes de production et de consommation. Il reste de la place pour déployer des politiques à cette échelle et les citoyens engagés sur ces questions ne s’y trompent pas lorsqu’ils agissent à ce niveau afin de pousser les gouvernements à adopter des lois en faveur de la préservation de l’environnement.
[VIDÉO] Adrian MACEY - Energy transition or societal transition ? (Conférence de l'Institut d'études avancées de Nantes - Octobre 2019)
Pour aller plus loin
- Article - "Encore dans l’ombre du nucléaire : l’enjeu énergie-climat dans la campagne électorale de 2022", Aurélien EVRARD, Métropolitiques, 1 avril 2022.
- Ouvrage - Atlas de l’Anthropocène ; François GEMENNE, Aleksandar RANKOVIC, Thomas ANSART, Benoît MARTIN, Patrice MITRANO, Antoine RIO, Presses de Sciences Po, 2021.
- Article - "Décider ensemble. La convention citoyenne pour le climat et le défi démocratique" ; Florent GOUGOU, Simon PERSICO , La vie des idées, 29 mai 2020.
- Ouvrage - Action publique et environnement ; Pierre LASCOUMES, Presses Universitaires de France, 2022.
Sciences humaines et sociales : un autre point de vue sur les enjeux environnementaux
Entretien avec Sylvie NAIL, chercheuse au Centre de Recherche pour les Identités, les Nations et l'Interculturalité (CRINI), professeure de civilisation britannique à Nantes Université et coordinatrice du futur Master "Humanités environnementales".
Les enjeux climatiques et écologiques semblent plus naturellement associés aux sciences dures plutôt qu'aux sciences humaines et sociales. Pourquoi ?
Diverses raisons me semblent expliquer cet état de fait, l'une d'elles étant que les sciences dures (physique, chimie, statistiques, etc.) ont contribué à comprendre les ressorts du changement climatique actuel : les simulations du GIEC (Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat) ont révélé l’influence des activités humaines et mis en avant différentes trajectoires climatiques possibles. Les conclusions de leurs travaux sont largement diffusées tant aux décideurs politiques et économiques qu’au grand public, qui accède à ces informations au travers de la médiation scientifique. Celle-ci reste aujourd’hui plus associée aux sciences dures qu’aux sciences humaines et sociales.
"Les grands enjeux et défis de ce siècle sont globaux et nous avons besoins de solutions et d’approches holistiques afin d’y apporter les réponses les plus appropriées."
Pour autant, séparer ces domaines scientifiques apparaît, sur les questions écologiques et climatiques comme sur d’autres, largement artificiel aux yeux de nombreux chercheurs de ces disciplines, lesquels plaident aussi pour des approches pluri et interdisciplinaires. Les grands enjeux et défis de ce siècle sont globaux et nous avons besoins de solutions et d’approches holistiques afin d’y apporter les réponses les plus appropriées.
Qu’apportent ces disciplines dans la compréhension de ces enjeux ?
Elles ont toute légitimité à s’emparer des questions écologiques et climatiques, car elles contribuent à comprendre et interroger le sens de la technique, qui a profondément bouleversé notre rapport au monde et notre responsabilité dans ces crises.
Si les sciences dures permettent de comprendre les phénomènes et mettent en lumière ce qu’il est possible de créer, de produire, etc., les sciences humaines et sociales questionnent les organisations mises en place et les valeurs qui les sous-tendent – entre autres le rôle prégnant des systèmes de production, d’échanges commerciaux et les rapports de force politiques et économiques dans lesquels les techniques sont développées. Elles contribuent au débat démocratique qui permet de choisir ce qu’il serait collectivement souhaitable de réaliser.
Les projets de smart cities, par exemple, s’ils se cantonnent à apporter des solutions technologiques stéréotypées afin de façonner des villes plus résilientes face au changement climatique, échoueraient à prendre en compte les spécificités des territoires, de leurs habitants, de leurs relations avec les écosystèmes, etc. – ce que l’écologie urbaine, par contraste, se donne comme objectif. Il y a un réel besoin et intérêt à faire dialoguer différentes disciplines sur ces sujets. Prenons comme autre exemple les projets de végétalisation urbaine : celle-ci a non seulement des effets quantifiables sur la limitation des îlots de chaleur, et d’autres, plus intangibles, comme sur le bien- être global des habitants, que révèlent des recherches en sciences humaines et sociales.
De façon plus générale, les sciences humaines et sociales permettent de se représenter et de mettre en relation les différents aspects des questions environnementales, offrant aux citoyens la possibilité de les comprendre et de se les approprier – ce qui s’avère vital pour nombre d’entre eux, souvent gagnés par le sentiment d’impuissance face à ces problèmes.
[VIDÉO] Sylvie NAIL - Végétation urbaine et changement climatique : s’adapter à l’imprévu (Conférence de la Nuit Blanche des Chercheurs 2021 - Février 2021)
Et concernant les autres champs disciplinaires ?
L’histoire offre une vision dense, sur des temps longs, et permet de contextualiser les enjeux actuels, de révéler le potentiel d’adaptation de l’humanité aux crises qu’elle a traversées : les enseignements du passé peuvent éclairer les choix à venir, et en révèlent aussi les limites, comme les inégalités entre sociétés et entre individus au sein de celles-ci. La philosophie donne à reconsidérer les rapports entre les humains et la nature, longtemps pensés séparément, ou le vivant - par exemple dans un contexte où les recherches en éthologie mettent en avant l’intelligence du monde animal ou s’intéressent aux émotions des animaux. Elle permet d’interroger les rapports de force pouvant s’opposer ou favoriser les mutations à venir, qu’elles soient économiques, politiques, sociales - on peut ainsi penser au défi de migrations climatiques d’ampleur.
L’économie, quant à elle, permet de penser les limites du concept de croissance, la gestion des ressources dans un contexte de rareté ; elle étudie en outre des initiatives nouvelles (économie circulaire, sociale, écologique, etc.). Le droit s’intéresse à des concepts émergents, comme doter des entités naturelles d’une personnalité juridique afin de les protéger ou d’ester en justice pour faire valoir un préjudice environnemental. N'oublions pas les champs de la culture, des arts et de la création, car l’imagination est l’une des ressources les plus essentielles aux individus et aux sociétés, pour leur permettre de surmonter les angoisses suscitées par ces crises et d’imaginer un futur désirable.
Comment se concrétisent les résultats scientifiques sur ces sujets ?
La production de connaissances par les sciences humaines et sociales sur les sujets écologiques et climatiques est donc très vaste et elle peut contribuer à éclairer les décisions politiques, économiques et sociales. De nombreuses recherches en sociologie mettent en lumière les changements de pensées et de comportements des jeunes générations face à un avenir incertain – par exemple se détourner du consumérisme, choisir de ne pas avoir d’enfants, privilégier le sens au travail, etc. : ces études s’avèrent précieuses pour potentiellement réorganiser et adapter les institutions, les entreprises, les collectives, etc.
Un enjeu majeur est aussi de diffuser ces connaissances et c’est dans ce but que sera proposé à la rentrée prochaine un Master "Humanités environnementales" à Nantes Université. Une façon d’incarner la recherche en sciences humaines et sociales sur les questions environnementales en de nouveaux enseignements, au bénéfice de la société.
Pour aller plus loin
- Article - Understanding, Acknowledging, Representing Environmental Emergency ; Sylvie NAIL, Camille MANFREDI, e-Rea, 18.2, 2021.
- Communication de colloque - Et si la climatologie devenait une science sociale comme les autres ? À propos du colloque "Entre connaissance et action : regards croisés sur les enjeux climatiques et environnementaux", Francis CHATEAURAYNAUD, Cathy DUBOIS, Natures Sciences Sociétés, 27, 63-72, 2019.
- Ouvrage - Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe- XXe siècle ; Jean-Baptiste FRESSOZ, Fabien LOCHER, Seuil, 2020.
- Média - Ces chercheurs tentés par la « bifurcation » écologique (Le Monde, 27 juin 2022)
Nantes Université, engagée sur les questions environnementales
- Depuis 2020, huit chercheurs de Nantes Université font partie d'un GIEC Pays de la Loire pour apporter leur expertise scientifique. Le premier rapport a été publié en juin 2022.
- En septembre 2021, ouverture d'un "Lab Citoyen" sur le Campus Tertre, dispositif d’expérimentation collective tourné vers les étudiants nantais qui souhaitent s’engager dans la transition écologique et solidaire de leur campus
- En septembre 2022, ouverture d'un nouveau Master "Humanités environnementales" ouvert à tous les étudiants
- En avril 2022, Nantes Université figure parmi les 200 meilleures universités mondiales et dans le Top 3 des établissements français en termes de réalisation des objectifs de développement durable (ODD) établis par les Nations Unies
- En 2022, Nantes Université, en tant que membre fondateur de l'alliance EUniWell, l'université européenne du bien-être, contribue avec ses partenaires européens à l'Arena 3 "Environnement, urbanisme et bien-être"