Formation au tir de combat à Setermoen, en Norvège, le 7 novembre 2019.
(Crédits photo : U.S. Marine Corps / Caporal Brennon A. Taylor)
Dans l'imaginaire collectif, lorsque l'on parle d'Arctique, ce sont souvent les grandes étendues blanches et les ours polaires qui viennent à l'esprit, pas forcément les véhicules militaires. Or, depuis le 26 octobre dernier, la Russie a lancé le plus grand déploiement de sous-marins dans l'Atlantique Nord depuis la fin de la Guerre froide, une opération qui devrait durer deux mois. Leur objectif est de s’enfoncer le plus loin possible dans l’océan Atlantique sans se faire repérer, selon la NRK, société publique d'audiovisuel norvégienne. L'Etat-major norvégien a annoncé que cette opération Russe sera étroitement surveillée par l'OTAN (Organisation du traité de l'Atlantique Nord). Un exemple parmi d'autres de la militarisation du territoire.
Le territoire arctique, immense étendue terrestre et maritime à l’extrême nord du globe, renferme des ressources convoitées. Ce potentiel explique, en partie, la militarisation du territoire de part ses aspects stratégiques. La Russie est la puissance dominante du Grand Nord, selon Les Mondes polaires, écrit par Mikaa Mered. Elle contrôle plus de la moitié du territoire arctique et en tire près de 20% de son PIB, 20% de son pétrole et 80% de son gaz. Selon une étude du service géologique des Etats-Unis, réalisée en 2008, l'Arctique contiendrait près de 412 milliards de barils de ressources hydrocarbonées (soit pétrole et gaz).
ESTIMATION DES RESSOURCES DE LA ZONE ARCTIQUE :
Mais qui sont les acteurs du territoire arctique ? Quelle-est sa géographie ? Que représente-t-elle ? Mikaa Mered, professeur de géopolitique des pôles, clarifie ce que représente l'Arctique afin de mieux la comprendre :
CARTE DES ESPACES TERRITORIAUX ARCTIQUES :
Développement de la présence militaire
Comme le rapporte Jonathan Markowitz (professeur adjoint de relations internationales, à l'Université de Californie du Sud), dans un article de National Geographic, la Russie possède 27 bases militaires autour du cercle arctique. A titre de comparaison, les Etats-Unis ne possèdent qu’une base, en Alaska, et elle se situe en dehors du cercle arctique. Face au développement militaire russe, l'OTAN prend ses précautions de façon indirecte, en réalisant des exercices dans l'espace nordique tels que "Trident Juncture" en octobre 2018 : pendant 14 jours, ce sont 50 000 militaires de 31 États qui ont été déployés sur le sol norvégien. Et ce avec 10 000 véhicules, 250 aéronefs et 65 navires. A travers sa communication, l'OTAN explique que ces manœuvres ont pour but de se préparer à contrer un "ennemi fictif". En réponse à cela, le ministère russe des Affaires étrangères avait évoqué la possibilité d'une éventuelle riposte. Selon Moscou, ces manœuvres menacent la stabilité politique dans l'espace nordique.
"TRIDENT JUNCTURE 18" EN IMAGES :
Un soldat norvégien s'entraîne près de Røros (Norvège), durant l'exercice "Trident Juncture 18".
Crédits : OTAN
Un pilote de char équipe un tank "Léopard 2" de chaînes à neige, à Tolga (Norvège).
Crédits : Marcus Nilsson / Armée suisse
Opérations aériennes par le corps des Marines des États-Unis.
Crédits : Caporal suppléant Cody J. Ohira
Des soldats, de la première Compagnie d'infanterie des forces armées du Monténégro, en patrouille.
Crédits : Marc-André Gaudreault / JFC Brunssum Imagery
Un membre des Forces armées bulgares, affecté à une équipe chimique, biologique, radiologique et nucléaire.
Crédits : Abraham Essenmacher
Un peloton blindé du groupement tactique allemand de la brigade de force opérationnelle interarmée, à Drevsjø (Norvège).
Crédits : Marco Dorow / Armée allemande
Des membres du 52ème escadron de maintenance des avions œuvrant sur un F-16 Fighting Falcon.
Crédits : Jonathan Snyder / Armée de l'air américaine.
24 navires de 14 nations se rassemblent en formation pour une photographie (fin de l'opération Trident Juncture, le 7 novembre 2018, en mer de Norvège).
Crédits : Daniel C. Coxwest / U.S. Navy
La présence militaire Russe en Arctique et les manœuvres de l’OTAN peuvent laisser craindre de possibles conflits. Plusieurs spécialistes géopolitiques estiment que la réalité des enjeux est différente et que leur importance est à mesurer. On assiste plutôt à des démonstrations de force mutuelles, comme en juge Alexandre Taithe, chargé de recherche à la Fondation pour la Recherche Stratégique en France : "La montée en puissance de l'OTAN est plutôt une réponse à la remilitarisation de l'Arctique par la Russie. [...] Ce n'est pas une militarisation conflictuelle, c'est plutôt une militarisation qui accompagne le re-développement de cette zone. C'est un territoire crucial pour les finances russes et l'OTAN se rend compte à quel point elle n'est pas prête à opérer en Arctique".
Paul Gogo, journaliste freelance basé à Moscou, a observé les dynamiques militaires arctiques russes : "La Russie communique et s'inscrit dans un développement de l'Arctique. Et qui dit développement de cette région, dit aussi développement militaire. L'année dernière, il y a eu une petite vague d'actualités disant que la Russie remilitarise l'Arctique, c'est vrai, mais à modérer dans le sens où, en fait, la majorité de ces bases militaires existaient déjà auparavant. D'ailleurs, certaines sont des bases semi-militaires avec une partie météorologique. Ce ne sont pas de grosses bases militaires comme on peut en voir à proximité de l'Ukraine ou la Biélorussie".
Points de friction
Certains points géographiques de l’Arctique constituent des sources de tensions géopolitiques, notamment la Norvège et son archipel du Svalbard, qui constituent des points de friction avec la Russie. La série norvégienne "Occupied" met en scène l'occupation russe en Norvège, afin d'y relancer les forages pétroliers. La Russie se réfère d'ailleurs à cette série afin de dénoncer une certaine paranoïa norvégienne sur de prétendues visées territoriales russes au Svalbard. Mais la fiction pourrait-elle finalement devenir réalité ? Ces craintes sont-elles fondées ?
"Occupied", une série faisant écho à la seconde Guerre Mondiale selon Jo Nesbø, son créateur.
(Crédits photo : Mathieu Zazzo / Pasco&Co)
Dans une interview donnée à Télérama, en novembre 2014 (sur le tournage de la série, à Oslo), Jo Nesbø livre sa vision de ce thriller politique :
“Tout est parti d'une réflexion très personnelle. Quand j'avais 15 ans, j'ai appris que mon père [...] avait rejoint les forces allemandes en 1940. Il a trahi sa nation, comme beaucoup de Norvégiens à l'époque. [...] La famille de ma mère, en revanche, était dans la résistance. [...] J'ai donc grandi dans une famille où l'on parlait beaucoup des choix qu'il faut faire dans de telles situations”.
"Occupied est un voyage dans le temps… à l'envers. Je veux placer ma génération face au même choix que nos pères. Qu'aurions-nous fait à leur place ? Que se passerait-il si un pays nous envahissait ? [...] La réflexion est finalement la même dans la série qu'en 1940, même si l'occupation n'est pas aussi violente".
La série était en plein tournage lorsque les troupes russes sont entrées en Crimée, durant l'hiver 2014. Occupied s'est donc inscrit dans un contexte d'actualité inattendu :
"J'ai choisi la Russie par esprit pratique : c'est un pays puissant, voisin du nôtre. La crise en Ukraine n'avait pas encore commencé quand j'ai proposé le projet. Mon histoire ne parle pas de la Russie, mais d'une démocratie et de sa fragilité. Des fondements de nos sociétés, que nous pensons inébranlables. Tout peut changer très vite. Ailleurs, mais aussi chez nous, comme nous l'avons imaginé dans Occupied."
La crise ukrainienne est l'une des raisons de cette inquiétude. La Norvège a complètement refondu sa stratégie avec comme principale menace la Russie. Florian Vidal, collaborateur extérieur de la DGRIS (direction générale des relations internationales et de la stratégie) pour le ministère des Armées, a été témoin de cette évolution en débutant sa thèse juste avant la crise ukrainienne : "L'Ukraine a été une rupture importante, même dans les doctrines de Défense, la Norvège a refait passer la Russie comme principale menace. Alors qu'avant, jusqu'en 2014, la principale menace était le terrorisme". La Norvège fait donc partie des pays qui souhaitent une plus grande présence de l'OTAN car seule, elle ne fait pas le poids face à la puissance russe.
Alexandre Taithe, de la Fondation pour la Recherche Stratégique, apporte des éléments d'analyse à cette relation géopolitique : "Les Norvégiens du Finmark ou des comtés environnants ont l'habitude d'échanger avec les Russes. La crainte vient plutôt des États-majors connectés à l'OTAN, à Oslo, qui voient une sorte de menace russe. Il faut reconnaître que ce n'est pas agréable d'avoir à sa frontière un voisin qui occupe illégalement les territoires d'un autre pays (l'Ukraine) et qui alimente une guerre civile. [...] La Norvège essaye toujours de créer un équilibre entre sa relation avec la Russie et sa relation avec l'OTAN, ainsi que ses relations avec l'Union européenne. C'est vraiment un triptyque qu'il faut avoir en tête lorsque l'on parle de la Norvège, c'est un point d'équilibre. [...] C'est plutôt une adaptation à un contexte stratégique qu'une réaction à un risque de menace imminente pour les Norvégiens".
Le territoire du Svalbard est démilitarisé par le traité du Spitzberg, signé à Paris le 9 février 1920. Comme l'indique l'ouvrage Les Mondes polaires, la stabilité de ce territoire dépend de l'alignement des intérêts russo-norvégiens. Toute tentative de militarisation du Svalbard par l'OTAN ou des rivalités de pouvoir dans l'administration russe pourrait menacer cette stabilité : "A cause d'un manque de coordination, on pourrait voir les russes mener des actions qui pourraient amener à une forme de conflit, ou en tout cas à une escalade. Simplement parce qu'en Russie tout n'est pas si vertical et il y a des tensions qui, parfois, peuvent amener à des conséquences qui ne sont pas prévues ni souhaitées" précise son auteur, Mikaa Mered.
De son côté, Igor Delanoë, directeur adjoint de l'observatoire franco-russe, temporise ces risques : "Il faudrait qu'un conflit se soit déclenché sur un autre théâtre plus important comme l'Ukraine, avec l'OTAN. Et qu'afin de se prémunir contre des opérations de l'OTAN, dans un cas où le conflit serait déjà déclaré, la Russie pourrait, de manière préventive, réaliser des opérations amphibies ou de débarquement et de saisie de certaines positions, afin d'éviter d'avoir à subir une opération arrivant de ce côté là". Un tel scénario pourrait donc être envisageable dans le cas d'une offensive de l'OTAN, selon Igor Delanoë. Les relations diplomatiques se sont tendues entre la Norvège et la Russie depuis 2014 (soit depuis le début de la crise Ukrainienne). Pour Alexandre Taithe, l'invasion du Svalbard par la Russie est peu probable : "Je ne vois pas l'intérêt d'une opération pour saisir le Svalbard, car le coût serait supérieur aux bénéfices supposés que rapporterait cette opération".
Rivalité, stratégie et leadership
Le jeudi 24 octobre 2019, Mark T. Esper (secrétaire à la Défense des Etats-Unis) a déclaré que la Russie jouait un jeu agressif en Arctique et que l'OTAN devait porter attention à ce territoire. Cette déclaration a été faite en réponse à une question lors de sa conférence de Presse à la GMF (German Marshall Fund of the United States), à Bruxelles. Florian Vidal, conseiller extérieur pour la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS), a réagi à cette déclaration et a livré son analyse du positionnement américain : les Etats-Unis se rendent compte qu’elles ont laissé un vide stratégique en Arctique et veulent rattraper leur retard.
Cette déclaration du secrétaire à la Défense des Etats-Unis et la prise de position du pays font écho à ce que Serge Parinov, conseiller de presse à l'ambassade de Russie en France, a déclaré lors de notre entretien, le 7 octobre 2019 : "L'OTAN est un éventuel rival de la Russie et les Etats-Unis traitent officiellement la Russie comme ennemi. Il faut en tirer des conclusions..."
DATES MAJEURES DES ÉVÉNEMENTS GÉOPOLITIQUES ET MILITAIRES :
De futurs conflits en Arctique ?
L’analyse de la militarisation de l'Arctique montre donc qu'un conflit sur ce territoire reste peu probable malgré ce que pourraient laisser penser les communications de l'OTAN et de la Russie. Alexandre Makogonov, deuxième secrétaire à l'ambassade de Russie en France, le confirme : "L'OTAN montre ses "muscles" et la Russie se développe aussi. Cela ne veut pas dire que cela nous entraîne vers un conflit, ce sont deux tendances parallèles qui se développent. On essaye justement d'éviter ce genre de clash".
Selon Paul Gogo, les acteurs de l'Arctique ont intérêt à préserver la paix sur le territoire afin de pouvoir le développer économiquement via l'exploitation de ses ressources : "C'est assez excessif de parler de guerre froide ou de conflits à venir dans cette zone là. Tous les pays auront des intérêts économiques en y étant présents. Le projet principal, que le monde entier a pour cette zone là, c'est de pouvoir épuiser le gaz et le pétrole. L'objectif c'est que tout tienne debout et non de se retrouver à se faire la guerre au milieu des champs de pétrole ou de gaz. Je pense quand même que, dans un premier temps, l'intérêt économique va être le plus important. Je ne pense pas que les risques de conflits soient plus importants que ça, au moins pour les 10 ans à venir".
La communication joue un rôle important dans ces relations géopolitiques, comme le mentionne Florian Vidal : “La Russie est en posture défensive mais elle montre les muscles donc il y a une communication qui est forcément perçue de manière agressive et offensive. Mais si l'on regarde de façon factuelle la réalité du terrain arctique, la Russie exerce ces manœuvres dans son espace souverain. Elle essaye toutefois de jouer sur les limites entre ses espaces et les espaces internationaux, ce qui peut mettre sous tension les pays alliés”. Tout est plutôt question de communication dans les relations OTAN / Russie : pour les forces de l'OTAN c’est une communication quantitative, face à une communication plutôt qualitative pour les forces russes.
Selon l'analyse géopolitiques des experts interviewés, l'Arctique pourrait devenir une zone de conflit seulement de façon indirecte et secondaire, en raison d'un conflit survenant ailleurs dans le Monde (comme une issue géopolitique défavorable en Ukraine par exemple). Selon la formule d’Alexandre Taithe, "l'Arctique est plutôt un reflet de la géopolitique internationale mais n'en est pas un moteur, y compris pour les questions militaires".
Alessandro TODARO
Remerciements :
Mikaa Mered, professeur de géopolitique des pôles / Alexandre Taithe, chargé de recherche à la fondation pour la recherche stratégique / Florian Vidal, collaborateur extérieur de la DGRIS / Igor Delanoë, directeur adjoint de l'observatoire franco-russe / Paul Gogo, journaliste freelance, correspondant à Moscou / Isabelle Cornaz, journaliste à Moscou pour la RTS (Radio Télévision Suisse) / Alexandre Makogonov, 2ème secrétaire à l'Ambassade de Russie en France / Serge Parinov, conseiller de presse à l'ambassade de Russie en France / Nicolas Daguin pour le doublage de Mark T. Esper / Eric Dupuis, skipper polaire sur la goélette Vaïhéré / L'organisation de l'OTAN, à Bruxelles, pour son accueil / Dominique Albertini, journaliste au service politique de Libération, pour son tutorat durant ce projet.