Loading

Shifting : l'art de changer de réalité

Voyager à Poudlard ? Se promener dans l’univers de Twilight ? Discuter avec le héros d’un manga ? Personne n’y croirait. Et pourtant, il n’est ici ni question de magie ou du récit de jeunes devenus fous, mais bien d’une capacité de la conscience humaine, à laquelle nous avons tous accès.

“Je me suis senti sortir de mon corps, mais en étant aspiré de l’intérieur. C’était très particulier comme sensation. Ensuite j’ai ouvert les yeux, et j’étais dans le grand réfectoire de Poudlard, à côté de Ginny, la petite sœur de Ron.” - Matthew

Entre le rêve, la fan-fiction, la méditation et l'auto-hypnose, le shifting (to shift = déplacer/changer) est un phénomène émergent qui s'est développé peu après le premier confinement. Depuis, cette pratique connaît une ascension importante sur Tik-Tok avec le hashtag #shifting qui compte plus de 10 milliards de vues. C'est un procédé qui permet de projeter sa conscience dans une réalité différente de la nôtre. Surtout pratiquée par les adolescents, cette technique est un moyen d’entrer dans un univers que l’on affectionne, et de vivre une expérience hors du commun.

Voyager dans son univers préféré

Mégane, jeune étudiante québécoise de 22 ans, compte près de 14 000 abonnés sur Tik-Tok. Régulièrement, elle poste des vidéos dans lesquelles elle conseille sa communauté et leur raconte son expérience du shifting. En réalité, tout a commencé lorsqu’elle a entendu parler de cette pratique sur la plateforme. Elle y a décelé l’occasion de vivre une vie rêvée depuis l'enfance, comme fan de l’univers de Twilight. Mégane a alors essayé de shifter. Elle y est parvenue à plusieurs reprises, dont une fois dans Twilight assure-t-elle : "Mes yeux se sont ouverts tout seuls. A la place du mur blanc de ma chambre, j’ai vu un mur noir sur lequel se reflétait le soleil, alors que normalement il n'y avait pas de fenêtre dans ma pièce. J’ai compris que je n’étais plus dans notre réalité."

"Il n'y avait pas de fenêtre dans ma pièce. J’ai compris que je n’étais plus dans notre réalité."

Maxime Blanchard, hypnothérapeute à Angers, confirme d’ailleurs cette sensation après avoir vécu des expériences similaires: “C’était jamais très long, quelques minutes seulement, mais c’est un sentiment absolument incroyable. Ça paraît aussi réel voire plus que la réalité qu’on perçoit là.”

“Tout le monde est réceptif, ceux qui disent ne pas l’être ont des blocages, peur de lâcher prise, ils ne savent pas se détendre ni se laisser aller.”

Mégane n’est pas la seule à avoir expérimenté ce voyage hors de notre réalité. Matthew, étudiant en Arts Plastiques passionné de mangas et d’animés, est, lui aussi, tombé par hasard sur cette pratique, en découvrant Tik-Tok : "Au début, je ne comprenais absolument rien de ce que les gens racontaient. Ces personnes parlaient de voyages dans des univers issus de manga. Je me disais que ces gens avaient perdu la tête." Après de plus amples recherches, le jeune homme découvre ce qu’est le shifting.

Il existe différentes méthodes pour essayer de shifter, en voici quelques-unes :

Une pratique dissociative du corps et de l'esprit
Symbole du shifting créé par l'artiste Boysenberry Syrup

D’après Romain Clément, qui est formateur en voyage astral et instructeur de la phase, le shifting est un terme utilisé par les jeunes qui désigne en réalité ce que les scientifiques appellent “La Phase”. C’est un état modifié de conscience que 90% de la population ont expérimenté au moins une fois dans leur vie. Elle se manifeste grâce aux ondes thêta de notre cerveau, qui sont les ondes associées à notre subconscient et qui surviennent notamment lors de notre phase de sommeil paradoxal. Cet état, que de nombreux jeunes essaient d’atteindre de manière volontaire, peut permettre de vivre une expérience dissociative qui se manifeste soit par un rêve qui semble plus vrai que nature, considéré par certains comme un rêve lucide, ou une sortie hors du corps, parfois appelée le voyage astral.

“On est pleinement créateur lors de ce genre d’expérience. Si je veux faire apparaître une fleur, je vais pouvoir être en mesure de le faire”
Plusieurs scientifiques ou artistes comme Isaac Newton ou Léonard de Vinci expérimentaient des états de conscience semblables au shifting pour développer leur créativité ou leur capacité de réflexion et de concentration.

Matthew a donc lui aussi expérimenté cette expérience dissociative. Mais rien ne s’est passé comme prévu : "Quand j'essayais je n’y arrivais pas, et quand je n’essayais pas j’y arrivais !", a-t-il expliqué en riant. Matthew a ainsi pu shifter “par accident” dans le monde d’Harry Potter : “C’était totalement par hasard, ce n’était même pas mon objectif d’aller dans le monde d’Harry Potter. Je me suis senti sortir de mon corps, mais en étant aspiré de l’intérieur. C’était très particulier comme sensation. Ensuite j’ai ouvert les yeux, et j’étais dans le grand réfectoire de Poudlard, à côté de Ginny, la petite sœur de Ron. Je lui ai demandé où j’étais et après je ne me souviens plus vraiment de ce qui s’est passé. J’ai eu très peur et je me suis réveillé”.

"Les premières images qui se manifestent lorsqu'on essaie de shifter sont souvent liées à notre état émotionnel. Les personnes peuvent transiter vers des visualisations liées à des peurs. Ce n’est pas dangereux, mais ça peut être traumatisant." - Romain Clément

Suite à cette expérience effrayante et fatigante, Matthew s’est inquiété quant aux conséquences de cette pratique et a décidé de faire des recherches. Et pour cause : le jeune homme est une personne neuro-atypique, atteint d’un trouble dissociatif de l’identité. Alors le shifting est-il une pratique dangereuse ?

Shifter tout en restant ancré dans la réalité

Selon Tristan-Frédéric Moir, onirologue (spécialiste de l’analyse des rêves) basé à Paris : “Le shifting n’est pas une pratique dangereuse, mais les adolescents qui se sentent mal dans leur peau seront plus sujets à se déconnecter de notre réalité, et à se réfugier dans ces rêves où ils sont capables d'expérimenter une forme de toute-puissance.”

“Je préfère le rêve endormi où on ne décide rien, l’inconscient laisse parler les choses”

Pauline, jeune femme diplômée d’une formation d’hôtesse de l’air, a d’ailleurs pu constater cette tendance malsaine chez les plus jeunes sur la plateforme Tik-Tok : “Je vois beaucoup de shifters sur Tik-Tok qui sont très jeunes, entre 10 et 14 ans, et qui sont obsédés par cette pratique. Ils ne pensent qu’à ça, qu’à rejoindre leur DR, et ne s'occupent même plus de leur vraie vie. Ils ne sont plus ancrés dans notre réalité, et être ancré dans sa vie, c’est quelque chose de très important. La vie ici ne s’arrête pas. Il faut la vivre. C’est ici qu’on est né. Le shifting doit rester un plaisir.”

Beaucoup de jeunes deviennent obsédés par le shifting
Romain Clément rejoint d’ailleurs Pauline sur cette notion d’ancrage : “La difficulté de la pratique chez les jeunes, c’est qu'elle n’est pas forcément saine. Beaucoup de jeunes veulent rester dans ce rêve idéal. C’est une fuite de la réalité. L'expérience en elle-même n’est pas négative. Mais la motivation de ces jeunes n’est pas toujours positive.”

Il est cependant possible de réussir à régler certains problèmes grâce au shifting. Mais pour cela, il faut bien s'informer et ne pas le pratiquer n'importe comment. Comme l'explique Maxime Blanchard, “Si le shifting était utilisé correctement, on pourrait faire plein de choses. Par exemple, pour une personne qui fait tout le temps le même cauchemar, il faut l'y replonger tout en changeant l’issue et trouver une fin alternative. Ainsi, elle en sera libérée. Le shifting pourrait donc être une porte d’entrée pour résoudre beaucoup de maux, mais il faudrait qu’il y ait plus de communication à ce sujet.”

Une expérience sensorielle hors du commun

Pauline a donc elle aussi découvert le shifting en décidant d’installer l’application Tik-Tok durant le confinement : “A cette période, l’univers d’Harry Potter était extrêmement populaire sur Tik-ToK. De nombreuses vidéos ont été réalisées sur cet univers, principalement à destination des fans. Et un jour, je suis tombée sur un Tik-Toker américain qui déclarait revenir d’un voyage de 7 mois à Poudlard. Là, je me suis posé des questions.” Après s’être renseignée, la jeune femme a, à son tour, essayé de shifter dans des mondes qu’elle affectionne comme My Hero Academia ou Genshin Impact. A plusieurs reprises, elle s’est retrouvée projetée dans une autre réalité, sans atterrir dans les réalités qu’elle désirait : “La première fois, je ne me sentais plus dans mon corps et ma vision était totalement brouillée. J’étais dans le train qui va vers Poudlard. Je sentais les secousses du train, j’entendais le brouhaha des gens autour de moi, mais je ne voyais pas les choses”.

“Tout est logique, tangible, c’est vraiment comme ici, il n’existe pas d'expérience qui semble plus réelle que celle-ci mis à part la vraie vie”

Et il semble que ce phénomène soit normal lors des premières tentatives de shift : “D’un point de vue sensoriel, plus on avance, plus l’expérience se renforce. Mais il arrive qu’en début d’expérience on n'arrive pas à voir, tout peut être sombre ou noir. [...] On vit une expérience dissociative qui est pleine d’un point de vue sensorielle. Si on considère que notre réalité dans laquelle on vit est réaliste à 100%, lorsqu’on shifte on peut commencer à 70% et monter jusqu’à 120%-130%-150%. Certaines personnes vont même avoir des visions élargies, ou voir à 360°. [...] On peut percevoir des musiques, entendre des sons ou des voix modifiés ou amplifiés. D’autres se verront à un moment donné à la 3ème personne. ” explique Romain Clément.

Paul McCartney a composé sa chanson "Yesterday" en entendant pour la première fois sa musique dans l'un de ses rêves, lors d'une expérience dissociative comparable au shifting.

En effet, Pauline, qui a ensuite shifté à nouveau en développant ses sens, mesure à quel point ces expériences semblaient réelles : “Je fais des rêves lucides depuis que je suis petite, et pour avoir ensuite expérimenté le shifting, je pense sincèrement que ça n’a rien à voir. On dispose de nos 5 sens, on ressent tout, on entend tout, et on voit tout. J’ai même une amie qui s’était blessée dans sa DR et qui a gardé des douleurs fantômes de ses blessures pendant quelque temps dans la réalité. Tout est logique, tangible, c’est vraiment comme ici, il n’existe pas d'expérience qui semble plus réelle que celle-ci mis à part la vraie vie”.

Ainsi, le shifting semble être une expérience extraordinaire, accessible à tous, ainsi que sans dangers, à condition de ne pas développer d’addictions et de rester attaché à sa vraie vie. Mais Romain Clément met tout de même en garde certaines personnes vis-à-vis de cette pratique : “Quand on shifte, notre corps est simplement endormi, et le corps est quasiment paralysé. C’est tout à fait normal ! On est dans cette phase de sommeil proche du sommeil paradoxal. La moelle épinière reçoit le message de rester immobile. Si ce processus n’avait pas lieu, on parlerait de somnambulisme. Et là ce serait dangereux. Il faut donc éviter de shifter pour les somnambules !”

"Shifter permet par exemple d'affronter ses peurs ou de résoudre des traumatismes d'enfance. " - Maxime Blanchard

Aussi, la pratique du shifting peut s’avérer être une véritable alliée dans notre développement personnel : “Le corps, comme le cerveau, de leur côté, ne font aucune différence entre le rêve et la réalité. Nous avons donc le pouvoir de surmonter nos traumatismes ou nos problèmes de confiance par exemple.” explique Maxime Blanchard. Romain Clément ajoute : “La pratique est positive, c’est une capacité que l’on a tous. On peut travailler sur notre santé et notre physiologie avec des inductions. En effet, notre cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est vécu ici, et une autre réalité. Imaginez que vous mordez dans un citron. Vous envoyez à votre cerveau le message que vous mangez un citron. Vous allez saliver. C’est la preuve que votre cerveau est aussi très dépendant de votre imaginaire.”

Bien qu'extraordinaire, le shifting est une expérience accessible à tous. C'est un état de conscience qui nous permet de vivre nos rêves les plus fous, d'atteindre nos univers préférés ou d'affronter nos peurs afin de devenir meilleur.

“Être ancré dans sa vie, c’est quelque chose de très important. La vie ici ne s’arrête pas. Il faut la vivre. C’est ici qu’on est né. Le shifting doit rester un plaisir.”

Mathide LECOQ, Laureline LEROY-GUERIN - Licence 3 Information-Communication spécialité journalisme - promotion 2021-2022

Credits:

Inclut une image créée par darksouls1 - "woman jellyfish sharks"