Les questions d’immigration et d’intégration occupent une grande place dans le débat public. La crise ukrainienne et ses conséquences humanitaires nous rappellent à quel point le sujet est toujours autant d'actualité. Aborder ces questions est pourtant un exercice délicat. Décryptage de nos expertes.
Dossier réalisé en février 2022
SOMMAIRE
Migrations : une définition, plusieurs réalités
Entretien avec Estelle D'HALLUIN, maître de conférences en sociologie à Nantes Université, chercheuse au Centre nantais de sociologie (CENS). Fellow de l'Institut convergences migrations
Quelles sont les réalités qui composent la question migratoire actuellement ?
Le terme "migration" - quand il est évoqué au sujet des êtres humains - fait référence au déplacement d’une personne quittant son lieu de résidence pour résider dans un autre. La migration peut avoir lieu d’un pays à l’autre, en franchissant une ou plusieurs frontières. Dans ce dernier cas, il s’agit de migrations internationales.
En 2020, selon l’organisation internationale des migrations, les migrants internationaux représentaient 3,6% de la population mondiale. Si la part des migrants augmente depuis plusieurs décennies dans le monde, l’essentiel de la population n’est pas en migration. En effet, de puissants facteurs nous relient à un territoire : une famille et des réseaux de sociabilité, un logement, un travail, une langue. Migrer a un coût et implique des ressources sociales et économiques.
"Si la part des migrants augmente depuis plusieurs décennies dans le monde, l’essentiel de la population n’est pas en migration"
Pour autant, des facteurs structurent durablement le phénomène migratoire : l’amélioration et la démocratisation des moyens de transport et des télécommunications facilitent la mobilité humaine.
Les inégalités territoriales mondiales persistantes, associées à une demande structurelle de main-d’œuvre dans des secteurs peu qualifiés ou très qualifiés, alimentent également la migration vers des pays d’immigration, notamment au sein des métropoles. À ces facteurs économiques se combinent également des facteurs géopolitiques (les guerres) et environnementaux (désertification, montée des eaux).
Fin 2020, le Haut-commissariat aux réfugiés des nations unies (UNHCR) avait sous sa compétence 20,7 millions de réfugiés, auxquels s’ajoutent 5,7 millions de réfugiés palestiniens, 4,3 millions de Vénézuéliens déplacés à l’étranger et 4,1 millions de demandeurs d’asile dont l’instruction de la demande d’asile était en cours dans les pays où la reconnaissance donne lieu à une procédure individualisée.
Une autre réalité de cette mobilité internationale est celle des étudiants venant se former dans des établissements étrangers. Enfin, la migration s’inscrit dans une histoire politique : celles des relations entre pays d’origine et de départ, parfois marquées par l’histoire coloniale et postcoloniale et les relations et accords diplomatiques passés et présents. La migration est aussi le fruit de réseaux diasporiques déjà constitués, de réseaux qui façonnent une migration en chaîne.
[VIDEO] Conférence "Migrations : à l'épreuve des frontières de l'hospitalité" - Yves PASCOUAU et Estelle D'HALLUIN // Nuit blanche des chercheur.es 2022 (janvier 2022)
Quels sont les grands enjeux auxquels nous sommes confrontés ?
Une question centrale à l’échelle des démocraties européennes se pose en termes d’accueil, de solidarité internationale et de respect des droits humains et des engagements internationaux. Prenons l’exemple des populations réfugiées et déplacées recensées par l’UNHCR : ils sont essentiellement accueillis dans des pays en développement (86% en 2020).
L’accueil à l’échelle mondiale est très inégalement réparti. Les pays européens signataires de la Convention de Genève de 1951 déploient aujourd’hui des dispositifs d’externalisation du contrôle migratoire qui nuisent à l’asile pourtant prévu dans les textes juridiques élaborés au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Le passage des frontières pour se protéger est toujours plus risqué, mortifère.
Un enjeu réside aussi autour de l’information, de l’éducation et de la formation. La question des migrations est souvent l’objet de discours manichéens qui nient la complexité des politiques d’émigration et d’immigration, occultant la diversité des expériences migratoires qui varient selon le genre, l’origine sociale, le pays d’origine, les conditions d’émigration et d’accueil. Le texte d’Abdelmalek Sayad sur les "trois âges de l’immigration algérienne en France" (1977) reste à ce sujet d’actualité pour comprendre comment les trajectoires migratoires sont façonnées, tant par les conditions d’émigration (le contexte et la position de la personne dans le pays de départ) que d’immigration (le contexte et la position dans le pays d’installation).
Si dans les médias, la dimension "sécuritaire" est aujourd’hui souvent mise en avant dans les discours relatifs aux politiques migratoires des États membres de l’Union européenne, toute politique migratoire se construit pourtant aussi à la croisée d’enjeux démographiques, économiques, diplomatiques… Les travaux de sociologues (Patrick Weil, Alexis Spire ou Sylvain Laurens) sur l’histoire des politiques de l’immigration en France saisissent bien les intérêts plus ou moins convergents des différents ministères au sein des États. Il y a là un enjeu de transmission des connaissances pour nourrir le débat démocratique.
Ressources multimédia
- [VIDÉOS] Journée d'études "Passeurs d'hospitalité, les mobilisations citoyennes aux frontières" (Janvier 2020)
- [VIDÉO] Yves PASCOUAU - La crise des réfugiés est-elle terminée ? (Juin 2018)
- [VIDÉO] Yves PASCOUAU - Schengen et la pression migratoire : la transformation d'un espace (octobre 2016)
- [VIDEO] Une question, un chercheur - Michel CATALA "Peut-on vraiment réguler les flux migratoires" (novembre 2015)
- [VIDÉO] Table ronde - Migration - Intégration : Regards croisés France Allemagne // clôture du colloque "L'Histoire migratoire en mouvement : France et Allemagne (XIX, XX et XXIe siècles)" (juillet 2017)
- [VIDÉO] Le portail "Migration en questions"
Migrations : un enjeu européen
Entretien avec Carole BILLET, maître de conférences en droit public à Nantes Université. Responsable du Master 2 Droit de l'Union européenne.
Quelle est la réalité de la situation migratoire et des réponses politiques aujourd'hui en Europe ?
L’Europe est depuis une longue décennie une terre de migration. En 2019, 20,9 millions de ressortissants de pays tiers résidaient légalement dans les États membres de l’Union européenne, soit environ 4,7% de sa population totale. Cette même année les États membres ont par ailleurs délivré 3 millions de premiers titres de séjour, ce qui témoigne d’une volonté de permettre ces migrations, et même parfois d’attirer certains migrants, comme les "travailleurs hautement qualifiés" par l’octroi de ce qui est appelé la "carte bleue" européenne (sur le modèle de la "Green Card" aux États-Unis).
Ce qui est perçu comme une "pression migratoire" pour les États est en réalité l’arrivée de personnes à leurs frontières ne disposant pas des documents (visa Schengen ou titre de séjour) permettant leur entrée régulière dans l’espace Schengen. Une telle situation s’est produite en 2015-2016 ; les autorités des États aux frontières étaient complètement dépassées par ces arrivées massives de migrants en situation irrégulière, ce qui a amené à parler de "crise migratoire".
Cette situation a entraîné l’apparition de "camps" aux frontières de l’Union où les migrants étaient entassés dans des conditions bien souvent inhumaines et dégradantes. Toutefois, après cette augmentation exponentielle en 2015-2016, 1,82 millions de tentatives de franchissement illégal des frontières de l’Union européenne avaient été enregistrées ; en 2019, ce chiffre était retombé à 142 000, sous l’effet des mesures nationales et européennes, ainsi que la coopération avec les États tiers, notamment la Turquie.
Une des difficultés majeures tient au fait que parmi ces personnes qui arrivent aux frontières de l’UE, se présentent aussi des personnes qui, bien que ne disposant pas des documents requis, souhaitent effectuer une demande de protection internationale, pour obtenir la reconnaissance de leur statut de réfugié. Lors de la crise de 2015-2016, le nombre de demande d’asile a également augmenté de façon très importante (1,28 million de demande d’asile dans l’UE en 2015 contre 698 000 en 2019), ce qui a entraîné une "crise de l’accueil des réfugiés" car les autorités des États membres n’étaient pas en mesure de faire face à l’augmentation brutale de ces demandes, surtout en Italie et en Grèce
[VIDEO] Table ronde "Le débat sur l'accueil des réfugiés, un nouveau révélateur de la crise de l'Europe ?" - Jean-Marc AYRAULT, Bernard GUETTA, Jean-Marc FERRY, Yves PASCOUAU, Bérangère TAXIL (Décembre 2015)
La mise en place d'une politique commune à l'échelle de tous les États membres est-elle réaliste ?
En 2009, les États membres se sont fixés comme objectifs lors du traité de Lisbonne de mettre en place une politique commune d’immigration et d’asile, ainsi qu’un système intégré de gestion des frontières extérieures. De nombreuses règles communes ont déjà été adoptées, nous sommes encore loin d’une pleine harmonisation des règles à l’échelle européenne, et la crise de 2015-2016 a mis en exergue les limites de certaines règles en place, telles que la mise en œuvre du règlement Dublin permettant de déterminer l’État responsable d’une demande d’asile.
"Faire aboutir toutes ces réformes à l'échelle européenne est très difficile, et prendra du temps"
Il y a une volonté de modifier les règles, d’accroître la coopération et la coordination, et la Commission multiplie les stratégies (à l’instar du Pacte européen sur les migrations et l’asile) et les propositions de réformes (du code frontières Schengen ou des instruments relatifs au régime d’asile européen commun par exemple) depuis 2016. Mais ces réformes peinent à aboutir. Les désaccords sont profonds entre les États au sein du Conseil, et, en outre, il faut également trouver un accord politique avec le Parlement européen, qui est co-législateur.
Les enjeux sont nombreux : il est nécessaire d’organiser la solidarité entre États, de préserver les acquis de la libre circulation au sein de l’espace Schengen, tout en renforçant la sécurité des frontières, mais également en mettant en place des régimes plus efficaces en cas de crise, le tout en préservant les droits fondamentaux des migrants. Faire aboutir toutes ces réformes est très difficile, et prendra du temps.
[VIDEO] Conférence "Les accords de Schengen et la libre circulation en Europe à l'heure de la crise de l'accueil des migrants" - Michel CATALA (Janvier 2020)
Les dossiers qui avancent le mieux sont ceux relatifs à la coopération "opérationnelle", qui permettent un soutien aux États sur le terrain. Les pouvoirs de l’Agence Frontex ont été considérablement renforcés en 2019, pour permettre de déployer des opérations conjointes plus efficaces aux frontières extérieures. Il a notamment été décidé de mettre en place progressivement un corps permanent de 10 000 gardes-frontières et garde-côtes d’ici 2027.
En matière d’asile, un accord politique a été trouvé en décembre 2021 pour transformer l’actuel bureau européen d’asile en véritable Agence de l’Union européenne pour l’asile, laquelle pourra notamment déployer des experts pour aider les autorités nationales à traiter les demandes d’asile. De nouveaux systèmes d’informations sont en cours de création et devraient voir le jour fin 2022 tel que le "système entrées/sorties" qui permettra d’enregistrer toutes les données relatives aux franchissements des frontières extérieures de l’espace Schengen.
Depuis février 2022, la France a pris la présidence du Conseil de l’UE. Est-on à un tournant pour l'Europe ?
Lors de son discours devant le Parlement européen en janvier 2022, le chef de l’État a clairement affiché qu’une priorité de la présidence française du Conseil de l’UE serait de faire avancer la réforme de l’espace Schengen. Plus spécifiquement, la France espère faire adopter pendant ce semestre les textes relatifs à la mise en place de nouveaux outils permettant de réagir plus rapidement en cas de "crise", et à l’amélioration de la "gouvernance" de l’espace Schengen.
Emmanuel Macron s’est montré beaucoup plus prudent sur d’autres aspects, tels que le renforcement des contrôles lors du franchissement des frontières extérieures ou encore la réforme du régime d’asile européen commun, pour lesquelles il propose "d’avancer selon une approche graduelle" sachant qu’un compromis politique au sein du Conseil risque d’être beaucoup plus difficile à obtenir.
Des premiers échanges informels entre ministres européens chargés des Affaires intérieures, début février, semblent avoir permis de faire émerger un soutien à l’approche française, c’est du moins ce qui a été affiché au terme de cette réunion. Toutefois on pourra mesurer les premiers résultats de l’influence française dans les négociations relatives aux textes actuellement en cours de discussion lors du prochain Conseil Justice Affaires intérieures, début mars.
"Les élections présidentielles puis législatives pourraient impacter le poids politique de la France au sein du Conseil européen"
La présidence française va par ailleurs se dérouler dans un contexte particulier. Les élections présidentielles, puis législatives, risquent en effet d’avoir un impact sur le déroulement de cette présidence. Le ministre français chargé de ces questions (le ministre de l’intérieur) pourrait changer en cours de présidence. Cela va certes pousser la France à tout faire pour obtenir rapidement des résultats tangibles, mais cela pourrait également impacter le poids politique de la France au sein du Conseil. Les priorités pourraient être revues en fin de semestre dans l’hypothèse d’un changement de cap au sein du futur Gouvernement, ce qui place la France dans une situation de fragilité politique.
Aller plus loin
- Communication de la commission au parlement européen, au conseil, au comité économique et social européen et au comité des régions sur un nouveau pacte sur la migration et l'asile
- Livret interactif "Le nouveau Pacte sur la migration et l’asile" (portail HAL)
- Ouvrage - "La catégorisation des acteurs du droit d'asile" (sous la direction de Carole Billet, Estelle d'Halluin et Bérangère Taxil)
- Ouvrage - "L'accueil des demandeurs d'asile et des réfugiés aux portes de l'Europe" (sous la direction de Caroline Billet, Estelle d'Halluin et Bérangère Taxil)
- Article "Du LU au square Daviais, chronique des mobilisations pour l’hébergement des étrangers à Nantes (2012-2018)" - Julien Long (Atlas social de la métropole nantaise)
- Le site de l'Institut Convergences Migration
- Le site du Musée national de l'histoire de l'immigration
- Le site de l'Institut national d’études démographiques (INED)
À Nantes Université
Formations
- Certificat d'université : Demandeurs d'asile, réfugiés, migrants : quel accueil ?
- Master Études européennes et internationales