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Soirée gay chez la Old Lady danoise UN REPORTAGE DE qUENTIN mENU

Le Danemark s'apprête à célébrer en juin les dix ans du mariage homosexuel. À Copenhague, le Centralhjørnet, plus vieux bar gay du monde, reflète cette société qui revendique haut et fort son ouverture sur la question LGBT.

De sa main tremblante, Suzanne Grønlund sort son téléphone portable de sa poche. En sirotant sa bière, la femme de 71 ans part à la recherche de photos qu’elle avait postées sur Facebook l’année dernière. "Regarde, lance-t-elle dans un anglais parfait teinté d’un accent danois. Là, l'homme déguisé en drag queen, c’est Kenny, le gérant du bar". Elle se met à rire en faisant défiler les images de sa galerie. Sur celle-là, on la voit avec ses copines - "malheureusement, une d’elles nous a quittées", précise-t-elle. Sur celle-ci, le serveur arbore un grand sourire - "mais pas de t-shirt", dit-elle l'œil rieur. Sur cette autre, un homme travesti prend la pose, mettant en avant sa poitrine imposante.

Suzanne se rappelle très bien de cette journée. Chaque année, avant la Gay Pride de Copenhague, le Centralhjørnet, que l'on appellerait "Le Coin Central" en français, organise un jour réservé uniquement aux femmes. "Aux "vraies" femmes, comme les drags queens aiment se définir, explique la septuagénaire. Et à nous, les femmes biologiques". Un rendez-vous annuel qu'elle ne veut pas rater.

Suzanne Grønlund est une habituée du Centralhjørnet.
Suzanne Grønlund montre des photos d'un drag show au Centralhjørnet.

Depuis une trentaine d'années, cette grand-mère de huit petits-enfants passe régulièrement la porte du bar gay, surnommé The Old Lady ("La vieille dame"), qui se targue d'être le plus vieux du monde toujours en activité. Suzanne n'est ni lesbienne, ni bisexuelle. Mais elle se sent au Centralhjørnet comme chez elle. "J'y ai organisé l'enterrement de vie de jeune fille de mon aînée", s'amuse-t-elle. "On ne trouve cette atmosphère nulle part ailleurs. Tu sais, je suis venue beaucoup, beaucoup de fois dans ce bar, susurre la vieille dame. Et ça fait plaisir de se rendre dans un endroit où tout le monde connaît ton nom. C’est pour ça que je viens." Un homme d'une soixantaine d'années, qui se présente comme étant Jess, se poste derrière elle, cherchant avec difficulté son équilibre sur ses deux béquilles. Manifestement soûl, il se met à déblatérer son amour pour la Danoise : "Elle m'a sauvé la vie un jour !", crie-t-il, racontant une soirée trop alcoolisée qui avait, apparemment, mal tourné. Sans avoir été sollicité, il assure que "tout le monde est le bienvenu ici : gay, lesbienne ou hétéro". Suzanne sourit et lui lance un mot en Danois. Jess sort du bar, légèrement titubant.

Premier pays à autoriser l'union des homosexuels

Qu’une grand-mère passe ses soirées dans un bar gay en dit beaucoup sur le Danemark, monarchie scandinave qui a la flatteuse réputation d’être particulièrement progressiste sur la question des droits LGBT. Le pays a d'ailleurs été le premier au monde à autoriser l'union civile des personnes de même sexe, en 1989 (contre 1999 en France et 2004 au Royaume-Uni). Cette année, la communauté gay danoise célébrera les dix ans du mariage homosexuel. Un mariage devenu également possible à l'église, le protestantisme - moins regardant que l’Église catholique sur l’orientation sexuelle des personnes voulant se marier - étant la religion d’État au Danemark. Pas étonnant, donc, que le doyen des bars homos se retrouve dans la capitale danoise.

"J’ai 71 ans. À l’époque, quand j’étais une enfant, ce n’était pas illégal d’être gay dans ce pays. Mais personne n’en parlait vraiment. Pourtant, ils [les homosexuels] étaient bel et bien là. C’est simplement que ce n’était pas comme aujourd’hui. Le pays a bien changé." (Suzanne Grønlund)

Le Centralhjørnet, lancé en 1917, incarne l'évolution de la société danoise sur les questions liées aux personnes LGBT. Une sorte de petit manuel d'histoire des gays et lesbiennes du pays. Coincé dans un recoin calme de la capitale, l’établissement se situe entre l’Hôtel de ville de Copenhague, où les couples de même sexe peuvent se marier depuis 2012, et le palais de justice, où jadis des hommes étaient jugés et condamnés du simple fait de leur homosexualité. Entre les deux, le bar se fait discret. Sa façade est morose. Ses vitres opaques. Seul un petit drapeau surplombant le logo de la taverne annonce la couleur arc-en-ciel de la bâtisse.

Kenny Hoffland, qui a travaillé ici treize ans, est assis sur une banquette du bar, cigarette à la main. Il s’offusque gentiment lorsqu’on lui demande son âge. "Quelle impolitesse !", pouffe-t-il. Puis se lance dans l’historique de l’établissement. "Lorsque le bar a ouvert ses portes en 1917, être homosexuel était illégal au Danemark", raconte celui qui est devenu le nouveau propriétaire le 1er mars. Ce n’est qu’en 1933 que le royaume a dépénalisé l’homosexualité. Celle-ci n'est pas devenue morale pour autant. "On ne sait pas vraiment quand l'établissement est devenu gay... Sûrement dans les années 1950", dit Kenny. "Mais le Centralhjørnet a toujours eu la réputation d’être un lieu où les hommes allaient rencontrer d'autres hommes". D’ailleurs, en 1960, l’armée avait émis l'interdiction à ses soldats de se rendre dans les bars gays de la capitale, dont le Centralhjørnet, avec leur uniforme sur le dos. "L’état-major avait découvert que les militaires qui venaient dans le bar avec leur uniforme repartaient souvent sans avoir payé leurs verres... Une petite gâterie suffisait", rigole Kenny. Stigmatisé par la société, le "Coin Central" est donc resté in the closet - "dans le placard" - quelque temps avant de pleinement revendiquer son identité LGBT.

Kenny se précipite derrière le bar et se contorsionne vers le haut du comptoir pour y récupérer la Biblen (la "Bible") de l'établissement, qu’il dépose lourdement sur une table. L’ouvrage, jauni par le temps et rafistolé par des bouts de scotch, est un album photo retraçant les soirées les plus folles qu’a connues la taverne depuis 2005. Le barman sourit. Des hommes sont habillés en femmes. Des femmes sont habillées en hommes. Des personnes s’enlacent. Tous rigolent. "La différence entre ce bar et les autres, c’est que tout le monde est le bienvenu", avance l’homme. Et d’ajouter, avec un petit air taquin : "De toute façon, les homophobes n’entreraient pas dans ce bar. Enfin, du moins, si j’étais eux, je ne m’y risquerais pas !"

Kenny Hoffland, gérant du Centralhjørnet.
La Biblen ("Bible") du Centralhjørnet est un album photo des soirées les plus folles du bar.

Où sont passés les gays ?

Le clocher de la mairie vient de sonner 14 heures. Un jeune homme, la vingtaine, est assis au bar. Pris en sandwich entre deux individus plus matures - deux inconnus -, il surfe sur Grindr, l’application de rencontres homosexuelles, et fait mine de s’intéresser à la conversation. Il faut le reconnaître : le Centralhjørnet n'est plus le lieu incontournable où les jeunes homos se rendent pour faire des rencontres et trouver le compagnon idéal ou l'amant d'un soir. Aux dires de jeunes homosexuels rencontrés à Copenhague, la taverne, qui a plus d'un siècle d'histoire, est devenue un repaire d'habitués. Un havre de paix pour "les vieux homosexuels". Mais la nouvelle génération préfère boire des coups et danser aux Masken, Kiss Kiss ou encore au Jailhouse, nouveaux bars LGBT très prisés qui ont essaimé dans le quartier latin, à quelques pas du "Coin Central", dans l'"Allée des étudiants" (Studiestræde).

La nuit tombée, l’atmosphère se réchauffe dans la taverne, au son de Lady Gaga et de Britney Spears. Spécificité des bars gays danois : les accrocs à la cigarette ont le droit de fumer à l'intérieur de l'établissement. L'air encombre les poumons, les luminaires descendant du plafond projettent une douce lumière chaude au-dessus des tables. Un homme, grand et élégant, coiffé d’un chapeau, pousse la lourde porte permettant d’accéder au bar. Il est venu seul, comme à son habitude, mais se fait insistant pour qu'on ne photographie pas son visage. "Je viens tout le temps ici quand je passe à Copenhague", crie-t-il dans l’oreille, pour étouffer la musique. Il est Américain. "La dernière fois, c’était en 2007. Et je dois avouer que l’ambiance a beaucoup changé. À l’époque, il y avait beaucoup plus d’hommes", dit-il en souriant. Tant pis, l’homme se satisfera de la compagnie d'un individu un peu bougon, qui est planté au bar depuis un moment. À côté, un autre vieil homme que l’on interroge tient à éviter toute confusion : "Vous savez, je ne suis pas gay !". Tout le monde est extraordinairement sage. Pas d’embrassades, pas de drague. Juste de la fumée et des rires. Un bar normal, tout compte fait.

Deux inconnus font connaissance au Centralhjørnet.
Tissi Beck et Anna Hechmann, attablé·e·s dans leur bar gay préféré.

De l'autre côté de la salle, un couple queer peste contre les non-gays qui envahissent l’établissement. "Nous, on a établi une règle : deux personnes gays, une hétéro." Tissi Beck et Anna Hechmann, respectivement 34 et 35 ans, plaisantent, bien entendu. Tissi a grandi en tant que fille. Aujourd’hui, iel s’identifie comme non-binaire. Anna, elle, est une femme. Ensemble, ielles se définissent comme "joyfriend", un jeu de mot entre le mot boyfriend girlfriend qui, en anglais, désigne le "petit ami" ou la "petite amie" et le mot joy, qui signifie "joie". Le Centralhjørnet est leur repaire. Comme une deuxième maison. Non pas qu’ielles se sentent en danger en tant que personnes LGBT dans la rue, au travail ou avec leurs familles - "Ça pourrait être pire. On se sent en sécurité en général. 99 % du temps, on va dire". Le 1 % restant en caution, afin de signifier que, oui, les attaques contre les queers au Danemark existent toujours. En 2020, le pouvoir judiciaire danois a enregistré 79 crimes de haine contre des personnes LGBT. L’année précédente, c’était 76. L’année encore d’avant, 72. Mais pas dans leur bar. Jamais.

"Il y a toujours des obstacles à surmonter"

Les deux personnes ont grandi près de la frontière avec l’Allemagne, dans le sud du Danemark. "J’étais harcelé·e à l’école, raconte Tissi. Si tu creuses un tout petit peu dans le Jutland du Sud, c’est beaucoup moins sympa qu’ici. Il n’y a pas de bars gays. La première association LGBT dans cette partie du pays s’est créée il y a seulement un mois... Tout est beaucoup trop lent". Tissi insiste pour nous faire goûter sa boisson préférée : le King of Denmark, un mélange de pinot et de soda rouge, qui a un arrière-goût de sirop. "Tout le monde déteste ici. Même Anna. À chaque fois que j'en bois, elle refuse de m'embrasser". Mais Tissi garde le sourire.

Parler des discriminations contre les LGBT au Danemark n'est pas tabou. Mais la dynamique de la fin des années 1980 en faveur d'un éventail plus large de droits pour cette minorité s'est ralentie. Les plus activistes regrettent qu'il ait fallu attendre plus de vingt ans entre l'autorisation d'union civile entre personnes de même sexe, en 1989, et la légalisation du mariage homosexuel, en 2012. Anna, qui a attendu longtemps avant de révéler à son entourage qu'elle n'était pas hétérosexuelle, pensait faire son coming-out dans une société plus ouverte d'esprit. "J’ai fait mon coming-out il y a seulement quatre ans. Et pourtant, j’ai rencontré les mêmes obstacles que tu as eus à 18 ans", dit-elle en s’adressant à Tissi. "J’ai eu le droit aux fameuses phrases "Ne le dit pas à ta grand-mère", "Ne le dit pas à untel", "Ça ne me dérange pas que tu sois gay, mais est-ce que tu pourrais au moins le cacher un peu"... C’est resté la même rengaine finalement." Elle admet cependant que les mentalités dans le pays changent vite : "Au départ, mon père était en mode "Oh mon Dieu, oh mon Dieu, oh mon Dieu", mais maintenant il est ok. Après, il y a toujours des obstacles à surmonter", s’accordent les deux habitué·e·s du Centralhjørnet, lassé·e·s. D’où l’importance de se retrouver dans ce bar gay. "Chaque fois que tu rentres ici, tu connais quelqu’un. Tu te sens en sécurité dans ce bar."

Une chanson de Beyoncé sort des enceintes du bar. Un homme décide de se lancer et d'être le premier de la soirée à se déhancher. Peu importe si personne ne le suit. Peut-être sait-il qu'en 1968, le ministre de la Justice avait interdit aux hommes de danser ensemble, dans les lieux publics. Peut-être cette stigmatisation d'une autre époque freine-t-elle les élans des gays d'aujourd'hui, dans la retenue et hésitants. Peut-être. Mais lui profite de sa soirée de fin de semaine.

Trois boules à facettes ornent le plafond du Centralhjørnet.
Dans les toilettes du Centralhjørnet.

Il y a aussi ceux qui regardent dans le vide, le verre à moitié plein, attendant que la soirée prenne un autre tournant. Il y a ceux qui cherchent un regard. Il y a les femmes qui rient. Il y a l'homme qui porte un pull extravagant. Et il y a ceux qui refont le monde. Ou du moins, qui refont le Danemark. À une table calée dans un coin du bar, quand Jesper Holger Restved Nielsen et Ditte Jørgensen ne s’embrassent pas à pleine bouche, ils discutent de politique. Les deux sont professeurs dans un collège de la banlieue de Copenhague. Jesper, vêtu d'un beau costume à carreaux, nous interpelle et demande sur quel sujet nous écrivons. Intéressé, l’homme s’empresse d'évoquer une pasteure qu’il connaît : "Elle est pour que les religieux aient le droit de choisir si oui ou non ils veulent marier des personnes de même sexe.

Car si le royaume s’apprête à fêter les dix ans du mariage homosexuel, tout n’est pas acquis pour autant. Certains sont hérissés à l'idée qu'un prêtre ou une prêtresse - rémunérés par l'État - puissent refuser à deux personnes de se marier. "Nous payons des impôts pour financer cette religion d’État. Ils ne devraient pas avoir le droit de discriminer les personnes selon leur orientation sexuelle", s’agacent les deux enseignants, des progressistes. "Je viens dans ce bar car tout le monde est amical. J'en ai rien à faire que les gens soient gays, hétéros ou que sais-je !". Même si le Danemark est un des pays les plus accueillants pour les LGBT, un certain conservatisme empêche les Danois d'aller plus loin, plus vite.

Jesper Holger Restved Nielsen et Ditte Jørgensen, deux professeurs de la banlieue de Copenhague.

Pour Jesper et Ditte, l'espoir repose sur la nouvelle génération. Mais il faudrait que celle-ci ait les outils en mains dès l'enfance. "En tant que professeurs, nous étions en train de parler du peu d’énergie que nous mettons à enseigner l’éducation sexuelle à l’école, explique l'enseignant de Danois, d'histoire et d'études sociales. Ici, au Danemark, nous appelons ça "éducation sexuelle et sociétale". Parce qu’on ne parle pas uniquement de sexualité. On évoque aussi la manière dont la société nous construit." Pour lui, le cursus actuel d’éducation sexuelle est trop hétéro-centré, expose-t-il en prenant une gorgée de bière. Fidèles à leurs racines de vikings rebelles, les deux professeurs racontent avoir déjà amené leurs classes de 5ᵉ, 4ᵉ et 3ᵉ à la Gay Pride de Copenhague, "pour leur montrer que le monde n’est pas uniquement hétérosexuel". "Le monde, c’est aussi tout le reste", philosophe le professeur, avant de rappeler au visiteur : "On a accompli beaucoup de choses [au Danemark]. Mais il reste du chemin à parcourir."

A Copenhague (De gauche à droite sur la photo) Vahid Shamsoddinnezhad (carte postale n°6), Antoine Couillaud (n°2), Yiqian Zheng (n°7), Renwa Fares (n°3), Camille Bouju (n°1), Quentin Menu (n°5). A Paris Manuela Mancheno (carte postale n°4)

Directeur de la publication Pierre Savary, Directrice des études Corinne Vanmerris, Équipe encadrante Rafaële Brillaud, Camille Bas-Wohlert (à Copenhague), Jean-Philippe Goron, François Wasson, Intervenant PAO Émeric Thérond, Rédaction Les sept étudiants de la spécialisation Journalisme international de la 96e promo de l’ESJ Lille.

Pour retrouver l'ensemble des reportages, cliquez ici.

Credits:

Quentin Menu

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